Le rêve
Le rêve
Rêve qu'on peut toucher presque du bout des doigts...
Rêve dont on n'entend jamais toute la voix...
Rêve de la maison et Rêve du rivage...
O Rêve familier... O grand Rêve sauvage...
Toi qui te fais rieur, complaisant, proche et bleu
Comme l'étang, comme la fleur, comme le feu,
Toi qui mènes le groupe étourdi des histoires,
Toi Marotte aux yeux d'or des poètes Gringoires,
Toi qui, fantasque et doux; toi qui, triste et léger,
Est ce petit bateau qui voudrait voyager...
Pleines du bruit des naufrages ou des victoires,
O toi qui, tout à coup, as des ailes si noires,
Si vastes que le vent ne peut les diriger...
Rêve... Céleste,prompt et farouche Etranger
Par qui l'âme se sent, au-delà de ses voiles,
Blessée autant de fois que le ciel a d'étoiles...
O Rêve, je t'évoque en tes aspects divers,
Je t'évoque multiple, universel, ô Rêve,
Dragon des frais printemps dont la tête s'élève,
Séductrice et coupable, avec ses grands yeux verts!...
Où n'es-tu pas, ô Rêve, enchanteur des minutes,
Toi qui cueilles les pleurs et conseilles le chant,
Bâtis et démolis les cités du couchant
Au son grêle ou profond de tes brillantes flûtes?
L'heure passe.. tout change... et je te trouve encor...
Ton mille - esprit sur toute apparence se pose.
Tu modèles l'argile et tu gonfles la rose,
Et le tiède fumier, même, a tes pailles d'or.
O Rêve ingénieux, sorcier aux cent merveilles!...
Jamais je n'ai connu ton mensonge enchanté,
Comme en ces pas-perdus qu'on habite l'été,
Où l'ombre et le soleil ont, chacun, leurs abeilles.
Tragique, ému, royal, chimérique, lointain,
Là, tu vis, coloré, dans les portes de verre,
Là, tes domaines sont le déluge, la guerre,
Ou le clair paradis de l'immortel matin.
Dans ma chambre, à travers la chère solitude,
Où le vent du soir chante un éternel prélude,
Pour toi, je fais glisser pensivement mon pas,
Et j'ai, sur mon cou blanc, mes cheveux noués bas.
Devant moi qui m'exalte à me sentir subtile,
Rêve, tu es ancien, et blond et juvénile
Comme un portrait d'adolescent, de fiancé,
Peint, aimé, souriant, mort au siècle passé.
Mon horloge se tait afin de mieux t'entendre,
Et le grillon t'appelle en soulevant la cendre,
La lampe t'enveloppe avec son voile bleu,
Pour toi, s'ouvre et mûrit la grenade du feu,
L'heure, dans le miroir, va, vient... tout indécise...
Ta forme de lis jeune est chastement assise,
Et tu donnes, ô Rêve aimable et mensonger,
Une haleine de femme au silence léger.
Mais, Rêve, brusquement, tu pousses ma croisée,
Et tous les cieux sont là, tous les destins aussi.
Là, pâle et dévoré, est l'Ange du souci,
Avec sa main, toujours, sur sa gorge posée.
Tu m'entraînes dehors, dans une nuit tremblant
D'être une telle nuit lourde, triste, profonde...
Et la lune exagère, en voguant sur le monde,
Sa noblesse et son deuil de cygne seul et blanc.
L'obscurité sévère est comme une tempête;
De voir tant d'infini je touche au désespoir.
Oh! se laisser aimer!... Aimer, rire, s'asseoir,
Etre une femme heureuse et n'être pas poète!...
Oh! ne pas, tout à coup, sangloter sans ses mains,
Oh! ne pas vivre, hélas! cette heure solennelle,
L'heure vaste où l'anneau de la lune éternelle
Fiance les cieux noirs aux grands rêves humains!...
Ignorer!... Non pourtant!... Mieux vaut la connaissance,
Au prix de la douleur, même au prix de la mort...
Mais l'atmosphère change avec le son du cor,
O Rêve... Et je souris à ta magnificence: p.14